COMMENT ET POURQUOI SE SONT PRODUITES LES SCISSIONS SYNDICALES LE MOUVEMENT ET L’ESPRIT SYNDICALISTES AVANT 1914

, par udfo31

Notre intention n’est pas de refaire ici toute l’histoire du mouvement ouvrier français avant 1914, mais il faut en rappeler les étapes essentielles et en dégager l’esprit.

Des groupements de travailleurs s’étaient lentement et difficilement constitués après le tragique épisode de la Commune de Paris (Mars – Mai 1871) en raison de la défiance et de l’hostilité patronales et gouvernementales, mais en raison même de la concentration industrielle croissante, ils prenaient chaque année plus de force et les pouvoirs publics furent contraints de leur reconnaître, en 1884, ce droit d’association professionnelle qu’ils réclamaient depuis longtemps.

En 1884, c’est la loi sur les syndicats.

En 1895, c’est au Congrès de Limoges, la création de la Confédération Générale du Travail (C.G.T.) qui, débordant le corporatisme, réunit tous les travailleurs de toutes les régions et de tous les métiers pour la défense de leurs intérêts matériels et moraux.

Certes, toutes les difficultés n’étaient pas vaincues et le nouveau groupement se heurtait à l’hostilité persistante du patronat, à la défiance des Pouvoirs Publics et surtout à l’apathie de beaucoup de travailleurs, qui comprenaient mal la nécessité de l’organisation, de l’effort et de l’action. Le syndicat était désormais légal, mais il n’en faut pas conclure que tous les salariés se hâtaient de demander leur adhésion.

Pendant longtemps, le syndicalisme français allait demeurer minoritaire et revendicatif : minoritaire parce qu’il ne groupait qu’une petite partie des travailleurs, revendicatif parce que, suspecté de tous, n’ayant pas sa juste place dans la nation et la vie économique, il se déclarait foncièrement hostile aux institutions existantes. « La CGT se révéla rancunière, égoïste, provocante », a écrit le sociologue Chombart de Lauwe, ce qui était assez exact. Toutefois, ces syndiqués étaient des recrues de qualité, de conviction solide et sur lesquels on pouvait compter.

On se doute bien pourtant que les centaines de milliers de salariés, qui vers la fin du XIXè siècle, étaient rassemblés dans la CGT, n’étaient pas absolument d’accord sur tous les problèmes. La mode n’était pas encore aux groupements monolithiques et les masses populaires n’avaient aucun goût pour des disciplines totalitaires et le conformisme des idées.

On a souvent évoqué les oppositions entre réformistes et révolutionnaires, entre anarcho-syndicalistes et partisans de l’action parlementaire, et ces oppositions étaient réelles. Les réunions syndicales, assemblées générales ou congrès n’avaient rien de parlotes de salons ou de séances académiques et le langage des militants était plus direct, vigoureux et imagé que soucieux d’élégance et de courtoisie, les discussions étaient vives, ardentes, tumultueuses à l’occasion, mais la franchise des explications, la brutalité même des attaques et des ripostes n’empêchaient pas une mutuelle estime, ni une réelle camaraderie. Sans doute, ces militants n’étaient-ils pas sans défaut, ils avaient leurs insuffisances et leurs tares, mais ils ne manquaient généralement pas de franchise et de loyauté. La camaraderie syndicale, la solidarité ouvrière n’étaient pas de vains mots et elles laissaient peu de place au mensonge, à la calomnie, aux insinuations, au mouchardage ; les adversaires n’étaient pas des ennemis et on n’avait pas encore l’habitude de considérer comme des traîtres ceux qui faisaient des réserves sur une opinion ou un programme.

Cependant, il y avait déjà dans ces masses organisées des oppositions profondes, notamment en ce qui concernait la valeur et l’importance de l’action parlementaire, la nature et l’ampleur des liaisons à établir entre l’action politique et l’action syndicale. Le marxisme ne date pas de la Révolution russe, contrairement à ce qu’en pensent certains esprits simplistes, il y avait déjà des marxistes en France parmi les travailleurs, ceux notamment qui se réclamaient de Jules Guesde et qui souhaitaient associer étroitement les groupements politiques et syndicaux. Mais, se défiant d’un Parlement dont ils n’avaient pas toujours eu à se louer, de partis politiques dont ils suspectaient le désintéressement, le dynamisme et même la compétence en ce qui concernait les besoins essentiels des masses travailleuses, les syndiqués se prononcèrent à la presque unanimité pour l’indépendance du syndicalisme à l’égard des partis politiques.

Ce fut la fameuse Charte d’Amiens de 1906 qui spécifie expressément :

« … En ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors ».

« … En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérales n’ayant pas en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté, la transformation sociale ».

Cette prédilection pour l’action directe, cette défiance à l’égard de l’Etat et des partis semblaient alors assez générales dans le monde ouvrier, et elles s’affirmèrent à nouveau au Congrès Confédéral du Havre, en 1912.

Certes, on en discutait longuement et âprement dans les organisations, mais, malgré les polémiques et certaines intempérances de langage, il n’était pas question sérieusement de scissions. Tous les syndiqués savaient que la C.G.T. demeurait la maison commune, qu’on y trouvait malgré tout, une atmosphère de compréhension et de tolérance, qu’il n’y serait pas question de déviationnisme, ni d’hérésie, qu’on y conservait le droit à la liberté de pensée, de parole et de critique.

LA PREMIERE SCISSION : 1921

La première guerre mondiale (1914-1918), qui a bouleversé tant d’institutions et d’idées, a profondément modifié aussi les conditions de vie économique, comme aussi la structure syndicale et le comportement des syndiqués. Le fait nation s’est révélé brutalement à tous, même à ceux qui en contestaient la réalité ; la solidarité internationale s’est révélée moins solide qu’on l’avait pu penser et qu’on l’avait souhaité, et les conditions économiques, politiques et sociales n’étaient plus, en 1919, ce qu’elles avaient été en 1914. Ceux qui avaient cru qu’on pourrait simplement reprendre les mêmes habitudes, suivre les mêmes traditions, avoir recours aux mêmes solutions éprouvées, furent cruellement déçus. Un monde inconnu apparaissait avec de nouveaux problèmes, des techniques et des mentalités nouvelles, tout était à repenser et à réorganiser et le syndicalisme ne pouvait plus exactement être ce qu’il avait été. C’est un monde ouvrier nouveau qui allait reprendre la lutte dans des conditions nouvelles.

LE CHEMIN DU SYNDICAT

Les esprits avaient aussi évolué. La progression constante de l’activité industrielle avait augmenté le nombre des salariés, le syndicalisme était entré dans les mœurs, les trois lettres fatidiques « C.G.T. » faisaient moins peur, les Pouvoirs Publics, obligés de tenir compte de l’opinion ouvrière, venaient, en 1919, de concéder la loi de 8 heures, établissant ainsi ce régime des « trois huit » que les travailleurs organisés réclamaient depuis plus de 30 ans ; aussi, un grand nombre de salariés, jusqu’alors indifférents, prirent le chemin du Syndicat et la C.G.T put s’enorgueillir, en 1920, de près de 2 millions d’adhérents.

Chiffre considérable, jamais approché jusqu’alors et qui réjouissait les trésoriers, mais qui ne le laissait pas sans inquiétude les secrétaires responsables et les vieux militants. Deux millions de syndiqués, certes, c’est une force et une victoire mais deux millions de syndiqués nouvellement recrutés et peu conscients, ne font pas deux millions de syndicalistes. Beaucoup de ces nouveaux venus ignorent tout des traditions et de l’action syndicales, des luttes auxquelles il faudra prendre part, des obligations à respecter, des sacrifices qu’il faudra consentir. Ils sont pleins de bonne volonté et d’ardeur, sans doute, mais ils sont venus au syndicat parce qu’ils le sentaient fort et beaucoup l’abandonneront aux premières difficultés. Surtout, peu habitués aux problèmes sociaux, ils distingueront mal le souhaitable du possible et se laisseront facilement séduire par les programmes simplistes et les solutions démagogiques que certains leur proposeront. A un Merrheim qui leur conseille l’étude approfondie des réalités économiques, l’établissement du contrôle ouvrier avec des responsabilités, ils préféreront des orateurs éloquents qui célébreront les masses et leurs immenses possibilités et qui feront d’eux les instruments d’une action politique en vue de la conquête du pouvoir.

LA REVOLUTION RUSSE ET SES CONSEQUENCES

Un fait nouveau commandait alors tous les problèmes, comme il passionnait tous les esprits : la Révolution russe d’Octobre 1917, son retentissement et ses conséquences.

Le Parti Communiste avait pris le pouvoir, établi partout des conseils d’ouvriers et de soldats, les fameux Soviets, et il menait une lutte sans merci contre tous les tenants de l’ancien régime, les représentants des autres partis et leurs alliés occidentaux. C’était un parti nouveau par sa structure et sa tactique, parti discipliné, centralisé, autoritaire, qui se déclarait lui-même « monolithique », n’acceptait et ne tolérait aucune déviation et réprimait impitoyablement tout écart de pensée et toute hérésie ; se réclamant de la stricte observance marxiste, il entendait subordonner l’action des masses ouvrières organisées aux directives du parti considéré comme « l’aile marchante » et la « tête pensante » du prolétariat.

Et cela posait à nouveau le vieux problème des liaisons syndicat et parti ; les guesdites l’avaient jadis évoqué, les communistes le faisaient à leur tour, car le triomphe des Soviets en Russie avait fait naître, dans tous les pays de l’Europe, des partis communistes plus ou moins puissants, plus ou moins actifs, mais en ce qui concernait la France, réunissant des militants nombreux, actifs, dynamiques convaincus et peu scrupuleux quant aux moyens d’action.

Rien d’étonnant à ce qu’on vit s’opposer, dans nos organisations ouvrières d’après-guerre, ceux qui restaient fidèles à l’indépendance syndicale, à la Charte d’Amiens et à l’action directe, et ceux qui, gagnés à l’idéologie communiste, acceptaient de subordonner le syndicat au parti et qui pensaient trouver dans Marx, interprété par Lénine, la solution de tous les problèmes. Se joignaient à eu un certain nombre de militants mécontents de l’action de la C.G.T. pendant la guerre, de son adhésion à l’union sacrée et des tendances du Bureau Confédéral qu’ils jugeaient trop modérées.

Il n’est pas question de reprendre ici un débat dont la solution dépend de sentiments et d’idées personnels. Rappelons pourtant que, dans le mouvement syndical, la sympathie des adhérents était acquise sans réserves à la République des Soviets, que les syndiqués condamnaient énergiquement et unanimement les tentatives des gouvernements capitalistes pour la détruire, qu’ils dénonçaient l’appui donné aux généraux de l’ancien régime, à Youdenitch comme à Koltchak, à Denikine comme à Wrangel, qu’ils protestaient contre la fameuse politique du « cordon sanitaire » ou du (fil de fer barbelé », qu’ils suivaient avec passion toutes les réformes élaborées dans la Russie neuve dans lesquelles ils voyaient la réalisation progressive du socialisme. Mais, là n’était pas la question, il s’agissait du destin du parti communiste en France.

Malgré leurs dénégations, sincères ou non, les ouvriers communistes qui s’étaient groupés en Comités Syndicalistes Révolutionnaires (C.S.R.) faisaient dans les syndicats besogne de « noyauteurs » et étaient les éléments de manœuvre d’une idéologie politique, qui attendait d’eux une obéissance et une soumission absolues au nom du marxisme et qui ne tardera pas, d’ailleurs, à condamner sans ménagement et à exclure tous ceux qui prétendaient conserver quelque indépendance de pensée.

LA RUPTURE

Deux années de polémiques pendant lesquelles on discuta âprement du comportement de la CGT et de ses responsables au cours de la guerre, deux années de malaise et d’incertitude aboutirent à la rupture au Congrès de Lille, en Juillet 1921.

Dès Juillet 1919, avait été reconstituée, à Amsterdam, l’ancienne centrale internationale, la FSI (Fédération Syndicale Internationale), mais Moscou, de son côté, était en train de constituer une nouvelle centrale d’obédience communiste, l’ISR (Internationale Syndicale Rouge), et le Congrès de Lille, du 25 au 30 Juillet, allait avoir à se prononcer à la fois sur une politique passée et sur une orientation pour l’avenir. Ce fut un des Congrès les plus agités, les plus houleux, les plus tumultueux ; les débats y furent empreints d’une rare violence et les incidents nombreux dans la salle comme en commission et dans les couloirs. On y perdit un peu de vue les tâches et responsabilités propres et immédiates du syndicalisme, comme ses possibilités d’action, pour polémiquer presque uniquement sur l’attitude à prendre à l’égard de Moscou, considéré déjà comme la Mecque d’une religion nouvelle.

La thèse de la « Révolution permanente » que préconisait alors la doctrine léniniste, s’opposait à celle des conquêtes sociales et des améliorations possibles de la condition ouvrière, même en régime capitaliste, et les effectifs étaient sensiblement les mêmes des deux côtés.

Léon Jouhaux et ses amis défendaient la politique de la présence, c’est-à-dire la présence syndicale partout où sont mis en cause et discutés les intérêts du monde du travail, afin de présenter et défendre vigoureusement le point de vue des salariés, mais il fut âprement combattu et n’obtint pour son rapport moral que 1 556 voix contre 1 348 (avec 56 abstentions). De même, ce Congrès ne vota que par 1 582 voix contre 1 325 (avec 66 abstentions), une motion confirmant la Charte d’Amiens et refusant d’accommoder l’autonomie et les destinés du syndicalisme aux directives d’un parti politique ou d’un gouvernement, fussent-ils marxistes.

C’étaient une majorité, certes, mais bien faible. La minorité refusa de s’incliner, de dissoudre ses Comités Syndicalistes Révolutionnaires qui étaient des fractions organisées à l’intérieur des syndicats et la scission de 1921 coupa en deux les forces syndicales pour la plus grande satisfaction du patronat. Une nouvelle centrale, la Confédération Générale du Travail Unitaire (CGTU) fut constituée, dans laquelle se trouvèrent des communistes, des sympathisants et aussi un certain nombre de syndicalistes révolutionnaires qui, mécontents de ce qu’ils appelaient les compromissions et les abandons de la politique de la présence, pensaient trouver dans la nouvelle centrale un climat plus favorable à leurs conceptions. Ils espéraient y trouver aussi, comme on le leur promettait, entière liberté d’expression et d’action, mais ne tardèrent pas à comprendre et à abandonner un groupement dont ils ne supportaient pas le totalitarisme.

LA SCISSION ET SES CONSEQUENCES

La scission syndicale avait d’ailleurs été précédée par la scission dans le parti socialiste (SFIO). Dès le Congrès de Paris, à la veille de l’Armistice, ceux qu’on appelait jusqu’alors les minoritaires, qui condamnaient l’Union sacrée et étaient favorables sans réserves à la Révolution Russe et à la politique de l’URSS, se révélèrent majoritaires, obtenant 1 528 voix contre 1 212 (avec 181 voix pour une thèse centriste), ce qui entraîna une réorganisation correspondante de la Commission Administrative. Frossard, alors communiste, devint Secrétaire Général en place de Dubreuilh et Marcel Cachin remplaça, à la direction de « L’Humanité », Renaudel qui avait démissionné. Le Congrès de Tours, en Décembre 1920, n’eut guère qu’à ratifier le fait accompli. Il y aura donc désormais en France deux partis se réclamant du marxisme, l’ancienne SFIO et la nouvelle SFIC (Section Française de l’Internationale Communiste).

Au point de vue syndical, il y aura pendant quinze ans deux centrales : CGT et CGTU, qui dépenseront une bonne part de leur activité et de leurs ressources dans les polémiques passionnées.

La première conséquence de cette scission fut de diminuer considérablement la puissance et le rayonnement du syndicalisme et son attirance sur les travailleurs de la base. La CGT unique avait près de deux millions d’adhérents au début de 1920, mais il n’y avait plus guère qu’un million de syndiqués en 1923, probablement 600 000 à 700 000 pour la CGT et 300 000 à 400 000 pour la CGTU. Encore s’agissait-il là de chiffres officiels fournis par les dirigeants, c’est-à-dire volontairement optimistes.

C’est à cette époque que les syndicats chrétiens se réunirent pour constituer la CFTC.

Quoi qu’il en soit, la CGT regagna lentement le terrain perdu et, lors de la réunification des deux centrales, en 1936, elle présentait des effectifs infiniment plus nombreux, une cohésion très supérieure à sa rivale et des finances plus saines.

Nous serons brefs sur les conditions de cette réunification. Elle résultait du désir d’unité de la classe ouvrière, mais elle fut essentiellement la conséquence de la menace fasciste grandissante sur l’Europe. En raison des crises économiques et politiques qui marquaient l’après-guerre, beaucoup d’hommes et de femmes, dans tous les pays, étaient arrivés à la conclusion qu’il en fallait rendre responsables les régimes parlementaires ; ils pensaient que la démocratie avait fait son temps, qu’elle était mal adaptée aux problèmes contemporains et qu’elle devait céder sa place à des régimes forts, disciplinés, autoritaires, qui seuls, se révélaient efficaces. Mussolini avait montré le chemin en Italie dès 1922, mais il avait été admiré, imité et suivi en Hongrie, en Yougoslavie, en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne en Allemagne, en Autriche, au Portugal et en Espagne. Même dans les Pays-Bas, la Norvège, la France, on assistait à des poussées fascistes qui n’étaient pas sans danger.

DE 1934 A 1936

A l’émeute fasciste du 6 Février 1934 en France, répondit le 12 la grève générale lancée par la CGT et à laquelle s’associa la CGTU. Certes les travailleurs n’approuvaient pas sans réserve la politique de la IIIème République à laquelle ils n’avaient pas ménagé leurs critiques, mais ils entendaient défendre le minimum de libertés et de possibilités d’action qu’elle leur laissait.

Le rapprochement des deux Confédérations ouvrières qui s’esquissait depuis quelques mois se doubla du rassemblement des partis démocratiques dans un Front Populaire.

La réunion constitutive des deux centrales se fit en 1935 et 1936 dans des discussions préparatoires à Paris en 1935 et le Congrès de fusion à Toulouse en 1936. Naturellement, la CGTU ne put mener son action et donner son accord qu’avec l’autorisation ou sur l’ordre du parti communiste et de Moscou.

Les optimistes, les esprits superficiels et les travailleurs mal informés virent dans cette réunification la renaissance de l’ancienne CGT d’avant 1914 et ils crurent à la résurrection du vieil esprit syndicaliste. Mais les observateurs avertis et les vieux militants n’étaient pas sans inquiétude et ne manifestaient qu’un enthousiasme relatif. Sans doute la réunion de toutes les forces ouvrières constituait sur le plan politique un incontestable succès, mais il s’en fallait de beaucoup que l’action syndicale en fut toujours renforcée et facilitée et surtout qu’elle y gagnât en clarté. Dans l’euphorie de la réunification, il y eut bien quelques mois paisibles, des réconciliations apparentes, des allocutions pleines de courtoisie et de cordialité, des votes unanimes enthousiastes, mais très vite on put voir que cette fusion n’en était pas une mais une simple juxtaposition de deux blocs, qui n’avaient point même idéologie ni même méthodes d’action, qui n’obéissaient pas en fait aux mêmes chefs et qui, plus d’une fois, allaient se comporter en adversaires et même en ennemis, plus qu’en camarades de combat. Unité n’est pas toujours synonyme d’union.

On sait assez qu’au Congrès de Toulouse, les votes sur les points essentiels révélèrent la force des tendances en présence, qu’il s’agisse de la structure, de l’incompatibilité des mandats syndicaux avec les mandats politiques, de l’adhésion à une centrale internationale, c’était toujours en gros la proportion de 2 voix pour la tendance CGT et 1 voix pour la tendance CGTU communiste.

DE 1936 A 1939

Nous n’avons pas à faire ici l’histoire des mouvements démocratiques de 1936, du succès du Front Populaire aux Elections et des grandes grèves de Juin 1936 avec leurs importants résultats sociaux : conventions collectives, délégués du personnel, salaires relevés, congés payés, semaine de 40 heures. Rappelons seulement que dans ce climat exceptionnel, les effectifs syndicaux se gonflèrent de façon inattendue de plusieurs millions d’adhérents nouveaux en quelques semaines, ce qui permit à la CGT redevenue unique de totaliser près de 5 millions d’adhérents au début de 1937.

Là encore, il faut rappeler que 5 millions de syndiqués ne font pas nécessairement 5 millions de syndicalistes, que la plupart des nouveaux venus ignoraient tout de l’histoire, des traditions, des luttes et des responsabilités du syndicalisme, qu’ils étaient mal informés des conditions de vie économique et du fonctionnement des entreprises, qu’ayant longtemps souffert, ils étaient impatients de réalisations et qu’ils furent une proie facile pour les démagogues sans scrupule, qui leur promettaient des triomphes faciles et le paradis à l’ombre des Soviets. Grâce à un noyautage savant, les éléments communistes ne tardèrent pas à contrôler un grand nombre d’organisations syndicales, UD ou Fédérations, qu’ils manœuvraient suivant les directives de l’URSS.

Le réveil fut brutal et douloureux : grèves à caractère politique, répression gouvernementale et mesures d’auto-défense du patronat qui se vengeait de sa grande peur de 1936, et les salariés mécontents et désenchantés abandonnèrent en grand nombre des syndicats qui – avaient-ils pensé un peu naïvement – devaient leur apporter de constantes améliorations sans autre effort de leur part que le paiement d’une modeste cotisation et l’assistance éventuelle à une assemblée générale chaque année.

Les 5 millions de syndiqués de 1936 n’étaient plus guère que 2 millions à la fin de 1938, à une époque où les menaces de guerre se précisaient, et dans la CGT unique coexistaient en fait deux tendances nettement contradictoires et qui s’opposaient violemment. La vieille camaraderie syndicale, la solidarité ouvrière y avaient trop souvent fait place au noyautage, à la colonisation, à la conquête des leviers de commande, à la mauvaise foi et à la duplicité.

LA SECONDE SCISSION : 1939

La réunification de 1936 n’avait constitué qu’une union apparente. Réunis dans une même centrale, les travailleurs organisés s’y comportaient trop souvent en frères ennemis, n’étant d’accord ni sur les buts propres du syndicalisme, ni sur la nécessité d’une révolution, ni sur les méthodes d’action, ni sur le choix des responsables, ni sur les alliances et contacts à établir avec d’autres organisations, ni sur la position à prendre sur les problèmes extérieurs qui se posaient avec une redoutable urgence.

Cela se matérialisait dans la presse syndicale « Le Peuple » quotidien restait l’organe officiel de la CGT, mais communistes et communisants réservaient toute leur sympathie à « La Vie Ouvrière », tandis que les défenseurs de l’autonomie syndicale soutenaient leur point de vue dans « Syndicats ». Un essai avait bien été tenté pour créer aussi un hebdomadaire confédéral qui remplacerait – croyait-on un peu naïvement – les deux publications, mais l’expérience de « Messidor » avait été coûteuse, décevante et sans lendemain.

Le désaccord apparaissait surtout quant aux solutions les meilleures pour la défense de la paix menacée. Nul ne peut accuser aucune des tendances d’avoir délibérément recherché le conflit armé, mais en face des menaces hitlériennes croissantes, de la politique envahissante du IIIe Reich, les uns soutenant la politique de Moscou étaient pour les solutions de résistance et de force et les autres pour une temporisation, des négociations qui, croyaient-ils, éviteraient le pire et permettraient de gagner du temps.

On sait ce que fut la crise de Munich à propos des Sudètes et les oppositions qui se manifestèrent alors dans le monde ouvrier comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres groupements.

Les accords qui y mirent fin ne permirent qu’un court répit et dès l’année suivante la tension reparaissait à propos de la Pologne et du couloir de Dantzig. Une fois de plus le spectre de la guerre reparaissait et on pouvait craindre que cette fois il ne fut pas possible de l’écarter.

VERS LA GUERRE

Au cours des années trente, des rapprochements avaient été tentés entre certaines puissances occidentales et l’URSS. Il s’agissait de constituer un bloc des nations démocratiques, assez fort pour résister aux menaces des régimes totalitaires. Un accord franco-soviétique avait été signé par Laval en 1935, qui avait eu comme premier résultat, assez étrange, de mettre fin à la furieuse et quotidienne campagne de « L’Humanité » contre les officiers (les GDV comme elle disait élégamment) et de muer les communistes français en laudateurs des traditions militaires qu’ils avaient jusque-là condamnées sans réserves.

Ce ne fut pas une des moindres surprises au cours des manifestations du Front Populaire des années 1936 et 1937 de voir les groupes communistes et sympathisants célébrer nos gloires nationales, associer Valmy à la Commune et l’image de Jeanne d’Arc à celle de Staline, « le chef bien aimé du prolétariat mondial », comme on avait coutume de dire.

On savait que des négociations d’état-major se poursuivaient entre la Grande-Bretagne, la France et l’URSS et on n’ignorait pas qu’elles rencontraient de grosses difficultés pratiques en raison de l’opposition que marquaient la Roumanie et la Pologne à l’entrée de l’Armée Rouge sur leur territoire car elles pensaient non sans quelques bonnes raisons, que cette occupation pourrait devenir définitive.

C’est dans un climat particulièrement orageux, en face de populations inquiètes et surexcitées, alors que la menace de la guerre se rapprochait, que la mobilisation par paliers était déjà commencée et que la marche en avant des armées hitlériennes sur la Pologne n’était plus qu’une question de jours, que le monde apprit, le 23 Août 1939, la signature du pacte d’amitié germano-soviétique, de l’accord négocié par Ribbentrop et Molotov qui établissait une véritable solidarité de fait entre les deux pays et faisait comprendre aux nations occidentales qu’elles ne pourraient pas compter sur l’URSS dans la lutte qui allait s’engager.

Les communistes français, qui naturellement n’avaient pas été tenus au courant de ce revirement, en furent quelque peu bouleversés, mais leur sens de la discipline aidant, ils ne tardèrent pas à l’approuver, essayant de démontrer (sans trop y parvenir pourtant) que le pacte germano-soviétique était « une importante contribution à la défense de la paix ».

Les événements se précipitent alors :

Le 25 Août 1939, Maurice Thorez affirme que les communistes seront au premier rang pour la défense du pays contre Hitler.

Le 2 Septembre 1939, le groupe communiste au Parlement vote encore les crédits militaires.

Le même jour les armées allemandes envahissaient la Pologne et la Grande-Bretagne et la France déclaraient la guerre à l’Allemagne.

Après la mobilisation, l’organisation ouvrière était pratiquement réduite à l’impuissance, en tout cas mise dans l’impossibilité de fonctionner normalement. Les travailleurs mobilisés, dispersés dans les ateliers ou les régiments, allaient avoir à faire face aux dures servitudes de la guerre, à maints problèmes familiaux angoissants et beaucoup s’inquiétaient à juste titre des conséquences possibles de l’étrange revirement de l’URSS.

La Pologne fut rapidement envahie et mise hors de combat et le 17 septembre, les armées de l’URSS entrèrent à leur tour dans le pays sous un ironique prétexte de sauvegarde. En fait cette action concertée et cette connexion donnaient tout son sens au pacte Molotov-Ribbentrop.

LA CGT PENDANT LA GUERRE

Le 18 Septembre, le Bureau Confédéral (tout au moins les six membres non communistes qu’il comprenaient sur huit au total ; ces six membres étaient : Belin, Bothereau, Bouyer, Buisson, Dupont et Jouhaux ; les deux communistes étaient Frachon et Racamond) vota une résolution contresignée d’ailleurs par certains membres de la commission administrative qui se trouvaient à Paris. Prenant acte du pacte germano-soviétique « trahison envers les prolétaires que l’on avait appelés à se dresser contre le nazisme » la résolution précisait :

« Devant cette situation douloureuse, le Bureau Confédéral déclare qu’il n’y a plus de collaboration possible avec ceux qui n’ont pas voulu, ou pas su, condamner une telle attitude de reniement des principes de solidarité humaine qui sont l’honneur de notre mouvement ouvrier ».

Cette résolution fut approuvée et confirmée par la Commission Administrative dans sa réunion du 25 Septembre. C’était en fait la seconde scission car la presque totalité des communistes restèrent fidèles au mot d’ordre du parti ou n’osèrent pas le désavouer. On sait d’ailleurs quelle propagande ils menèrent contre ce qu’ils appelaient désormais « une guerre impérialiste » et comment le parti, réfugié dans la clandestinité après son interdiction le 26 Septembre 1939, mena une active campagne de défaitisme et de sabotage pendant « la drôle de guerre ».

Nous ne ferons pas ici l’histoire de la défaite, ni de l’occupation qui ne sont point notre propos. Rappelons seulement qu’après l’armistice les communistes essayèrent de faire reparaître « L’Humanité » en zone occupée, arguant du fait que leur journal avait toujours été résolument pour la paix et qu’ils continuèrent pendant un certain temps à critiquer avec violence l’impérialisme ploutocratique anglais et le militarisme de De Gaulle.

Leur point de vue changea du tout au tout après l’invasion de l’URSS par les armées hitlériennes, le 22 Juin 1941. La lutte contre le IIIème Reich devint alors le devoir numéro un des prolétaires conscients et, associant la défense de la France à celle de l’URSS, les communistes jouèrent un rôle important dans les organisations de résistance. Nul ne songe à contester le sens de l’organisation, le dynamisme, le courage, l’esprit de sacrifice de nombreux militants de base dont un grand nombre surent mourir héroïquement, mais cela ne doit pas faire oublier l’attitude du parti de septembre 1939 à 1941.

Par ailleurs, on sait qu’une des premières préoccupations du Gouvernement de Vichy avait été la suppression des organisations ouvrières : un décret du 9 Novembre 1940 ordonnait la dissolution de la CGT, de la CFTC, comme de la Confédération Nationale du Patronat Français. Apparenté équité qui ne pouvait tromper personne : le patronat allait retrouver toute son influence dans les comités d’organisations d’industries et il s’agissait évidemment de neutraliser ou domestiquer les organisations ouvrières.

On ne sera pas surpris de constater que les deux centrales visées continuèrent à fonctionner clandestinement, au ralenti sans doute, mais en maintenant de précieux contacts et que la masse des travailleurs se désintéressa de la Charte du Travail (4 Octobre 1941) expression du paternalisme vichyssois.

Rien d’étonnant non plus à ce que dans les organisations de résistance (syndicats clandestins, réseaux, maquis) des rapprochements aient été opérés, des alliances conclues entre CGT et CFTC auxquels souscrivirent les communistes après Juin 1941. Fin 1942, des contacts avaient été pris entre militants de la CGT et militants communistes et le 17 Avril 1943, l’accord du Perreux annulait en fait la scission de septembre 1939.

LA SECONDE REUNIFICATION

Les épreuves subies et les dangers affrontés en commun pouvaient faire espérer une compréhension élargie, une solidarité durable et on comprend pourquoi la CGT reparaissant au grand jour après la libération de Paris en août 1944, ouvrit ses rangs indistinctement à tous les travailleurs salariés quelles que fussent leurs tendances ou appartenances politiques. Elle proposa même l’unité organique à la CFTC qui la déclina.

Pour tenir compte du rôle considérable, et d’ailleurs fortement grossi par la propagande insistante et bien orchestrée des communistes dans les organisations de résistance, le nouveau bureau comportait 6 Confédérés et 3 ex-unitaires.

C’était donc une seconde réunification. La première n’avait pas donné des résultats encourageants, mais on pouvait penser que la dure leçon serait profitable et qu’un maximum de tolérance rendrait l’organisation habitable pour tous.

Remarquons d’ailleurs que le rapprochement était inévitable dans le climat d’extrême émotion et d’euphorie qui régnait alors dans tous les pays à mesure qu’ils étaient délivrés de la contrainte et de l’oppression allemande. Des rapprochements analogues furent opérés dans la plupart des pays et la réorganisation d’une centrale internationale se fit dans les mêmes conditions et avec les mêmes espoirs.

La Fédération Syndicale Mondiale devait naître en 1945. Elle succédait à la fois à l’ancienne FSI syndicale et à l’ISR communiste, réunissant les travailleurs organisés de tous les pays, sans distinction de race, de couleur, de langage, de religion, de conviction politique et formulant leurs espérances unanimes. Sans doute, de vieux militants comme Citrine, le dirigeant des syndicats britanniques, avaient-ils pris soin de formuler quelques réserves et de recommander une prudente abstention à l’égard des prises de position politique, mais on se souciait peu alors de tels avertissements, les congressistes étant presque unanimement persuadés que la FSM était viable et qu’elle marquerait un immense pas en avant dans l’amélioration de la condition ouvrière.

LA TROISIEME SCISSION : 1947

La réunification syndicale effectuée dans la clandestinité et la résistance, fut saluée et ratifiée avec enthousiasme par la très grande majorité des travailleurs après la libération. Le syndicalisme connut alors une période de grande activité, de succès réels, mais qui comportait beaucoup d’illusions et ne fut pas exempte de difficultés.

Certes, le recrutement des adhérents est alors facile : la IVème République se veut « sociale », la Charte du Travail a été annulée, le syndicalisme est reconnu comme une des forces vives de la Nation, il a sa place dans les Conseils du Gouvernement ou à côté d’eux, et beaucoup de témoins de d’hésitants qui avaient jusqu’alors réservé leur adhésion se hâtent de courir au secours de la victoire.

Très rapidement, les effectifs de 1936 seront atteints et dépassés et on comptera près de 6 millions d’adhérents lors du Congrès Confédéral de 1946.

LA COLONISATION COMMUNISTE

Toutefois, et malgré les précautions prises, on se retrouvait en 1945 en face des mêmes problèmes qu’en 1935 : une réunification de fait, mais aucune union dans les esprits. Les dures leçons de la guerre et de l’occupation furent vite oubliées, la camaraderie des luttes clandestines ne fut bientôt qu’un souvenir et les éléments communistes montrèrent une fois de plus qu’ils se souciaient assez peu des promesses faites comme des engagements pris et que leur unique objectif était de servir par tous les moyens et en toutes circonstances les intérêts du parti communiste et de l’URSS. Avec un dynamisme incontestable, une activité de tous les instants, leurs militants dont on ne saurait contester le dévouement, se remirent à procéder à ce noyautage, à cette colonisation qu’ils avaient déjà pratiquée en 1937-1938.

Mêmes procédés démagogiques pour gagner les masses mal informées et peu éduquées, mêmes surenchères perpétuelles, même agitation systématique, même conquête méthodique des postes de responsables et des leviers de commande en éliminant, au besoin par le mensonge et la calomnie, les militants qui ne voulaient être que syndicalistes, mêmes manœuvres pour associer constamment les mots d’ordre politiques et les revendications économiques et sociales.

Beaucoup de militants de base mal informés des conditions de l’organisation et des luttes syndicales, n’y entendaient pas malice et votaient avec enthousiasme, et à main levée naturellement, des ordres du jour dont ils mesuraient mal la portée. Dans l’euphorie du Gouvernement tripartie alors que le parti communiste faisait partie de la majorité, que l’équipe ministérielle comprenait plusieurs de ses membres dont deux syndicalistes notoires, Ambroise Croizat et Marcel Paul, les éléments communistes soutenaient les mots d’ordres officiels.

« Tous au travail – Il faut retrousser ses manches – Produire d’abord, revendiquer ensuite – La grève est la dernière arme des trusts » etc…, et d’autres slogans qui témoignent de leur souplesse d’esprit et de leur mépris profond des masses qu’ils prétendent servir.

La CGT reconstituée aura à sa tête en mai 1945 un bureau de 13 membres : Bothereau, Buisson, Deniau, Gazier, Neumeyer, Saillan et Jouhaux (revenu d’Allemagne où il avait été déporté) qui représentent la tendance syndicale, et Frachon, Racamond, Le Brun, Monmousseau, Henri Raynaud et Tollet, qui représentant les communistes. En apparence, ceux-ci n’ont pas la moitié des sièges, mais en fait Saillant leur est tout acquis et en outre, grâce à leur conquête de nombreux secrétariats d’UD et de Fédérations, ils disposent d’une influence plus considérable dans la commission administrative et le CCN et pèsent lourdement sur leurs décisions, notamment en ce qui concerne les problèmes internationaux, qui sont nombreux au lendemain de l’Armistice.

LE CONGRES CONFEDERAL DE 1946

Le manque d’unité réelle apparaît nettement au Congrès Confédéral de 1946. Sans doute, on présente comme un magnifique succès le chiffre de 6 millions d’adhérents, mais ce Congrès n’a déjà plus l’aspect des Congrès ouvriers habituels et c’est un véritable Congrès politique où les tendances cristallisées manœuvrent sans vergogne dans les coulisses. Par ailleurs, décorations spectaculaires et tendancieuses, slogans de propagande, orchestration des interventions, salves d’applaudissements et ovations délirantes pour les bien-pensants, silence réprobateur ou « huées » pour les non-conformistes. Tout cela fait comprendre que l’unité n’est pas l’union, que la camaraderie syndicale n’est plus qu’un vain mot et que les non-conformistes seront désormais traités en ennemis.

Le Congrès est en fait un triomphe des communistes qui disposeront de 20 sièges sur 35 à la commission administrative et de 7 sièges sur 13 au Bureau : Frachon, Marie Couette, Le Brun, Monmousseau, Racamond, Raynaud et Tollet, en face de Jouhaux, Bothereau, Bouzanquet, Delamarre, Neumeyer et Saillant. Jouhaux et Frachon se partagent le secrétariat général.

On peut donc dire que désormais les syndicalistes purs ne sont plus qu’un minorité et qu’ils seront prisonniers d’une tendance majoritaire : à maintes reprises, pour ne pas rompre l’unité syndicale, ils seront obligés de s’associer à des résolutions et mesures qu’ils condamnaient et qu’ils avaient combattues.

En Décembre 1945, le journal clandestin des syndicalistes « Résistance Ouvrière », était devenu « Force Ouvrière » et il s’efforça de regrouper tous les syndicalistes libres pour lutter contre la colonisation communiste et les mots d’ordre du parti, pour rendre à l’organisation ouvrière son indépendance d’action.

Ceux qui ont vécu cette période se souviennent de l’atmosphère de malaise qui pesait sur toutes les réunions syndicales. La violence et la mauvaise foi dans les polémiques avaient remplacé l’unanimité chaleureuse de la Libération, une discipline totalitaire s’instaurait dans les groupes où les communistes et leurs sympathisants avaient la majorité et déjà on pouvait enregistrer de nombreuses défections. Suivant l’ironique formule de Lénine, nombre de syndicalistes, dégoûtés de ce totalitarisme, « votaient avec leurs pieds », c’est-à-dire qu’ils abandonnaient le syndicat, les unes cessant d’appartenir à toute organisation, les autres constituant des groupements autonomes ou indépendants, fâcheux retour parfois à un corporatisme que l’on croyait révolu : Confédération Nationale du Travail ou sections autonomes des PTT, des Chemins de Fer, etc.

Par ailleurs, mal satisfaits du blocage des salaires tandis que le prix de la vie augmentait constamment, les travailleurs de base déclenchaient des grèves que condamnaient le Gouvernement tripartie et la majorité confédérale : rotativistes en Janvier 1946, PTT en Juillet 1946, Métallurgistes de Renault en Mai 1947. On sait que cette dernière grève provoqua l’élimination des ministres communistes du Gouvernement Ramadier.

LE DRAME CONFEDERAL

C’est ce conflit de tendances, cette opposition fondamentale quant à la conception du syndicalisme et de son action que Robert Bothereau évoquait quant il écrivait fin 1947 une série d’articles sous le titre de « Le drame confédéral ». Il dénonçait les étranges méthodes des communistes et de leurs amis, leur dessein de faire servir par la classe ouvrière organisée les seuls intérêts du Parti, le manque de véritable démocratie qui régnait déjà dans nombre de syndicats, d’unions ou de Fédérations et insistant sur tout ce que cela avait de contraire aux statuts confédéraux comme à la tradition syndicale française, il montrait que de telles manœuvres mettaient en danger l’unité syndicale.

Au surplus, les communistes et leurs amis n’avaient plus à se gêner. Eliminés du gouvernement et n’en ayant plus les responsabilités, ils avaient beau jeu de pratiquer leur politique de surenchère démagogique ; il n’était plus question de condamner les grèves, mais au contraire de les multiplier, et certes le mécontentement ouvrier était amplement justifié par les conditions de salaires et de travail. C’est le moment, en particulier au CCN de Novembre 1947, où Frachon propose une vaste consultation dans toutes les Entreprises, de tous les travailleurs, même non syndiqués, pour déterminer les revendications et la ligne de conduite.

C’est le moment aussi où le plan Marshall vient en discussion et où les éléments communisants le rejettent, et l’on peut voir qu’une minorité strictement syndicale et soucieuse des intérêts des seuls salariés, désormais prisonnière d’une minorité dévouée aux seuls intérêts d’un parti, est obligée de se conformer à des mesures qu’elle réprouve et juge dangereuses.

C’est alors qu’éclatent les « Grèves Molotov » de la fin de 1947, dans les mines du Nord, puis dans les Chemins de Fer et les PTT, chez les travailleurs du Gaz et de l’Electricité, au cours desquelles les communistes créent ce curieux Conseil National de Grève, groupant 20 Fédérations soigneusement noyautées et dépossédant en fait l’organisation confédérale au profit d’une masse où des inorganisés faciles à manœuvrer avaient large place.

Le conflit était déclaré au sein de la CGT où l’opposition devenait chaque jour plus vive, mais si la plupart des militants responsables souhaitaient encore éviter la scission et pensaient pouvoir opérer de l’intérieur les redressements indispensables, les militants de base et les simples syndiqués avaient perdu patience comme ils avaient depuis longtemps perdu toute confiance dans les solutions communistes pour l’amélioration de leur sort. Lassés d’être brimés, calomniés, injuriés, brutalisés même quand ils n’obéissaient pas au doigt et à l’œil, quand ils se permettaient le moindre doute, la moindre réserve sur la valeur des solutions ou la splendeur des résultats dans la République des Soviets, bon nombre de syndicalistes convaincus, connus ou obscurs quittaient la Confédération ou affirmaient le désir de la quitter le plus vite possible.

LA CREATION DE FORCE OUVRIERE

Les chefs de la minorité, les dirigeants de Force Ouvrière convoquèrent, le 18 Décembre 1947, une Conférence Nationale des Amis de Force Ouvrière, pour faire le point, mesurer leurs forces et décider de la tactique à suivre. Ils purent se rendre compte de l’ampleur et de la violence des critiques apportées contre les communistes, sympathisants et cryptos de toutes natures, de la rancœur justifiée des éléments syndicalistes de la base.

A la presque unanimité, les membres de la Conférence prirent acte de l’intolérance qui régnait dans les Syndicats, de la subordination de la Centrale aux directives d’un parti, de l’impossibilité de travailler avec les représentants d’un parti qui ne respectaient pas les engagements pris et de la nécessité de quitter une organisation dans laquelle ils ne trouvaient ni liberté, ni équité, ni camaraderie. Dès le 19 Décembre, Jouhaux, Bothereau, Bouzanquet, Delamarre et Neumeyer allèrent remettre leur démission à Frachon. Il est à noter que Saillant, considéré comme partisan de l’autonomie syndicale, mais en fait tout acquis au communisme, ne les suivra pas. C’était la troisième scission, provoquée comme les deux précédentes par l’intrusion de la politique dans les syndicats.

Mais cette fois, c’étaient les syndicalistes purs qui quittaient la CGT, abandonnant locaux, matériel, installations, bibliothèques, archives, en-caisse, pour repartir à zéro et constituer une centrale libre dans laquelle la personnalité des hommes et les intérêts des travailleurs ne seraient pas systématiquement sacrifiés aux objectifs impératifs et changeants de la politique de l’URSS.

En Avril 1948, se tint à Paris le Congrès constitutif de la nouvelle Centrale qui prendra le nom de CGT Force Ouvrière, car, à Frachon proclamant au lendemain de la scission « la CGT continue », Bothereau pouvait répondre avec infiniment de raison : « nous continuons la CGT », signifiant par là notre fidélité au vieux principe d’autonomie syndicale et d’action directe.

Nous n’avons pas à retracer ici les conditions difficiles dans lesquelles dut s’organiser cette nouvelle centrale. Privée des moyens matériels les plus modestes, elle dut improviser dans bien des cas, recourir à des solutions d’urgence, à des moyens de fortune, poursuivie d’ailleurs par les railleries, la rancune et les insultes de ses adversaires qui appliquaient aux partants les vieilles étiquettes de « diviseurs », « social-traîtres », « valets du capitalisme », et d’autres menues gentillesses. Tantôt on affectait de les considérer comme un petit groupe d’importance insignifiante dont le départ ne saurait compromettre en rien le prestige et la force de la CGT, seule représentante valable des intérêts ouvriers, tantôt au contraire on reprochait à ces « diviseurs de la classe ouvrière » la perte de puissance du mouvement prolétarien.

En fait, les premiers mois et mêmes les premières années de la nouvelle Confédération furent difficile : quasi-impossibilité de trouver un local, embarras financiers et surtout difficulté de mettre en place une organisation solide, des syndicats, des unions, des fédérations avec leurs cadres et leurs instruments de travail. Certes, les concours ne manquèrent pas. Des syndicalistes convaincus, vieux ou jeunes, militants déjà éprouvés et habitués aux responsabilités, ou simples adhérents de la base, demeurés longtemps passifs, mirent au service de la CGT-FO leurs temps, leur puissance de travail, leur enthousiasme et leur dévouement. Ils reçurent d’ailleurs et ils en conservent gratitude et fierté, l’aide matérielle de nombreuses organisations syndicales étrangères engagées dans le même combat. On enregistrera certes pas que des succès, il advint que des syndicats ou des unions à peine créées disparurent faute de cadres expérimentés ou en présence de campagnes systématiques de dénigrement, mais les années ont passé, il est maintenant possible de faire le point et d’affirmer sans bravade ou jactance inutiles que la CGT-FO est une des organisations représentatives des salariés, qu’elle a dans la vie de la Nation une place et un rôle dont elle n’a pas à rougir, qu’elle s’est révélée et s’affirme comme un bon défenseur des intérêts du monde du travail.

Georges VIDALENC (1885-1967)

Responsable du Centre de Formation des Militants Syndicalistes (CFMS)